…003
Cédric Orléans continua d'éplucher les dossiers d'Andrew Ashby avec son efficacité reptilienne habituelle. Car, s'il était déficient du point de vue émotionnel, son intelligence, en revanche, était remarquable. Il n'oubliait jamais ce qu'il lisait, encore moins ce qu'il entendait. Il établissait rapidement des liens entre plusieurs variables, et son pouvoir de déduction était étonnant. Il ne mit donc pas longtemps à comprendre que son prédécesseur n'avait pas toujours eu le bien de l'ANGE en tête lors de ses prises de décision.
— VOUS M'AVEZ DEMANDE DE NE PAS VOUS IMPORTUNER, MONSIEUR D'ORLEANS MAIS MONSIEUR LUCAS VEUT VOUS PARLER DE FACON URGENTE. fit la voix suave de l'ordinateur.
— Mettez-le à l'écran, je vous prie.
Le visage du directeur canadien remplaça le logo de l'ANGE sur le mur du bureau. Il semblait très inquiet.
— Est-ce que tu écoutes les nouvelles en ce moment ? demanda Lucas sans même le saluer.
— Non. Je suis en train d'étudier les dossiers d'Ashby. Ne me dis pas que Yannick Jeffrey fait encore des siennes…
— J'ignore s'il est responsable de ce phénomène, mais j'en doute. Je crois plutôt qu'il s'agit d'une arme de destruction massive.
— Quoi ?
— Il y a une heure à peine, j'ai commencé à recevoir des communications plutôt inquiétantes de toutes nos bases canadiennes. Apparemment, des centaines de gens disparaissent sans laisser de traces. Il est même surprenant que tu ne m'aies encore rien signalé en Ontario.
— Je me suis enfermé dans mon bureau en exigeant de ne pas être dérangé, afin de me mettre enfin à jour. Laisse-moi me renseigner.
Cédric tapa la question sur son ordinateur personnel, relié à la section des Renseignements stratégiques. La réponse ne fut pas longue à suivre. L'Agence torontoise avait déjà reçu plusieurs communications au sujet du mystérieux phénomène.
— Je crains de devoir te rapporter la même chose ici, soupira Cédric. Je croyais que tu parlais d'enlèvements, mais on me dit que des gens se volatilisent sous les yeux de témoins stupéfaits.
— Envoie-moi tout ce que tu as à ce sujet. Le nouveau directeur nord-américain va certainement réclamer un compte-rendu dans les prochaines minutes.
— Je m'y mets tout de suite.
L'écran redevint sombre, affichant les lettres métalliques de l'acronyme de l'Agence Nationale de Gestion de l'Étrange sur fond d'éclipse solaire. Cédric bondit de son fauteuil et sortit de son bureau. Les techniciens recevaient des communiqués de tous les postes de police de la province. Le directeur se posta devant un écran et lut rapidement les données que les membres du personnel de surveillance entraient aussi rapidement que le leur permettaient leurs doigts dans l'ordinateur central. Les rapports arrivaient de partout. Il était donc impossible d'affecter un agent à cette enquête, car jamais il ne réussirait à couvrir un aussi grand territoire.
— Montrez-moi la communication la plus détaillée que vous ayez reçue, exigea-t-il.
Une technicienne fit apparaître sur l'écran central le témoignage d'un policier de Mississauga. Dépêché sur les lieux d'un accident au centre-ville de cette localité, ce dernier avait constaté avec étonnement que la voiture qui avait embouti plusieurs véhicules garés sur la rue principale n'avait pas de conducteur. Il s'était donc tourné vers les piétons témoins de la collision pour les questionner, mais plusieurs d'entre eux s'étaient alors évaporés comme dans les émissions de science-fiction.
— Peut-être que des extraterrestres ont besoin de nouveaux cobayes, plaisanta l'un des hommes.
— Y a-t-il des engins spatiaux inconnus en orbite autour de la Terre ? demanda très sérieusement Cédric.
Les techniciens échangèrent un regard angoissé, mais s'affairèrent néanmoins sur leurs ordinateurs, interrogeant tous les systèmes de repérage de la planète.
— Il n'y a aucun engin non identifié dans l'espace, monsieur Orléans, mais la station spatiale capte une étrange source d'énergie s'échappant comme une colonne de fumée de la couche d'ozone. La NASA est sur un pied d'alerte.
— Voyez si la division internationale a une explication à nous fournir au sujet de cette énergie.
— Oui, monsieur.
La salle des Renseignements stratégiques se transforma en un véritable poste de commande de guerre. Les informaticiens utilisaient tous des écouteurs pour ne pas transformer la pièce en un agaçant charivari, mais le silence qui en résultait énervait beaucoup Cédric, qui ne se renseignait qu'avec ses yeux.
Il se déplaça jusqu'à l'écran de la division internationale et analysa rapidement les informations qui y défilaient. Il posa alors la main sur l'épaule du jeune homme qui travaillait à ce poste et lui demanda de configurer un planisphère sur lequel toutes les villes touchées apparaîtraient sous forme de points lumineux. Quelques secondes plus tard, la mappemonde se matérialisa sur l'écran géant qui dominait tous les autres. De petites lumières jaunes s'allumèrent successivement sur tous les continents.
— Les témoins de ces disparitions parlent-ils de rayons en provenance du ciel ? demanda Cédric en tentant de demeurer stoïque.
— Jusqu'à présent, ils ne comprennent pas ce qui se passe, répondit la doyenne du groupe, car il n'y a aucune chaleur, aucune lumière et aucun signe précurseur du phénomène de sublimation.
« Les Dracos peuvent-ils être responsables de cet enlèvement massif ? » se demanda le directeur. Les reptiliens étaient pour la plupart doués en sciences. On leur devait d'ailleurs plusieurs inventions importantes. Il n'était pas impossible que l'un d'eux ait découvert une façon moins risquée de se procurer de la nourriture.
Cédric déchanta au bout de quelques heures lorsqu'il vit toute la carte se couvrir de points scintillants. Il s'empara du premier rapport informatisé qui sortait de l'imprimante et le parcourut rapidement : des milliers de personnes avaient disparu depuis le début de la journée partout sur la planète. Il s'agissait surtout d'enfants en bas âge, mais on dénombrait aussi des adolescents et des adultes.
— Ordinateur, faites une analyse des données actuellement recueillies par les Renseignements stratégiques, ordonna Cédric. Je veux connaître toutes les associations ou correspondances pouvant exister entre ces variables.
— TOUT DE SUITE, MONSIEUR ORLEANS.
Le nouveau directeur continua de passer d'un technicien à l'autre pour consulter les données que recevait l'Agence. Le phénomène commençait à prendre des proportions vraiment énormes. L'ordinateur central, qui avait accès à tous les certificats de naissance émis à travers le monde, pourrait sans doute établir une corrélation entre les disparitions.
Cindy Bloom et Aodhan Loup Blanc arrivèrent l'un après l'autre dans la grande salle bourdonnante d'activité.
— Que se passe-t-il, Cédric ? s'alarma la jeune femme.
— J'aimerais bien le savoir, grommela le chef. Des personnes disparaissent partout sur la Terre.
— L'œuvre de terroristes ? s'enquit Aodhan.
— Ces gens n'ont pas été enlevés, ils se sont évaporés sous les yeux de nombreux témoins.
— Le Ravissement…, murmura Cindy, stupéfaite.
Toutes les personnes présentes dans la pièce se tournèrent vers elle.
— C'est dans la Bible ! se défendit-elle.
Cédric se rappela alors ce qu'il avait lu à ce sujet. Dieu avait promis aux croyants qu'il viendrait les chercher avant l'avènement du règne de terreur de l'Antéchrist et qu'il les pourvoirait de nouveaux corps lumineux…
— MONSIEUR ORLEANS, VOUS AVEZ UNE IMPORTANTE COMMUNICATION PRIVEE DE LA PART DE LA DIVISION INTERNATIONNALE, annonça l'ordinateur.
Personne ne devait faire attendre Mithri Zachariah. Même si Cédric aurait préféré rester posté devant les écrans qui crachaient sans arrêt de nouvelles informations, il marcha résolument en direction de son bureau. Il n'eut pas à demander à l'ordinateur de mettre la grande dame à l'écran : elle y était déjà.
— Bonjour, Cédric. J'imagine que tu reçois les mêmes rapports que nous.
— Sans répit. Que signifient-ils ?
— Je crois bien que les événements prédits par les prophètes commencent à se produire. Tu ne crois pas en Dieu, mais tu es tout de même un érudit, alors je suis certaine que tu sais de quoi je parle.
— Yannick Jeffrey a constitué une base de données sur l'Antéchrist. C'est de cette manière que j'ai pu me familiariser avec la prétendue fin du monde.
— J'allais justement te parler de lui. Est-il toujours un membre actif de l'ANGE ?
— Il n'a pas officiellement donné sa démission et, techniquement, il a été déclaré perdu au combat par notre base de Jérusalem. Par contre, si on considère qu'il a jeté sa montre à la poubelle pour se mettre à prêcher quotidiennement sur les places publiques de la Ville sainte, je peux sans doute affirmer sans me tromper qu'il ne reviendra pas.
— J'aurais bien aimé profiter de ses connaissances bibliques.
— Adielle Tobias a eu quelques rencontres avec lui depuis son départ de l'ANGE. Elle pourrait certainement vous aider.
Mithri soupira profondément et Cédric fut incapable de déchiffrer son humeur. Était-elle irritée ou simplement fatiguée ?
— Que te dit ton intuition ? voulut-elle savoir.
— Je crois qu'il s'agit d'une nouvelle arme qui pulvérise les humains.
— Une arme entre les mains de l'Alliance ?
— Ou entre celles d'extraterrestres qui en ont assez du traitement que nous faisons subir à cette planète.
— Tu refuses de croire en Dieu, mais tu crois aux Martiens ? le taquina la directrice internationale.
— Je ne crois ni en l'un ni aux autres, mais je n'ai aucune autre explication à vous fournir pour le moment. Puis-je vous poser une question, Mithri ?
— Bien sûr.
— Des membres de l'Agence ont-ils disparu aujourd'hui ?
— Je ne suis pas prête à l'annoncer tout de suite, alors garde cette information pour toi.
— Cela va de soi.
— Nous en avons perdu plusieurs, surtout dans le sud des États-Unis, mais aussi au Mexique, en Italie et même en Chine. Certains se sont volatilisés tandis qu'ils étaient assis devant leur poste de travail, à des kilomètres sous terre. Les détecteurs n'ont absolument rien enregistré d'anormal, sinon un parfum de fleurs.
Cédric arqua un sourcil, surpris. Mithri Zachariah avait raison : le seul qui pouvait répondre à de telles questions était Yannick Jeffrey.
— Ce soir, je devrai m'adresser à tous les chefs continentaux par vidéoconférence. Si tu mets la main sur de nouvelles données, n'hésite pas à m'appeler.
— Je n'y manquerai pas.
— Merci, Cédric.
Le logo se substitua au visage de la grande dame. Cédric demeura planté au milieu de la pièce pendant un long moment, se demandant pourquoi elle faisait appel à lui alors qu'elle avait à sa disposition les plus grands savants du monde.